Angoulême 2019, l’arrivée d’un mangaka atypique, d’un dessinateur étrangement fascinant, qui a su se renouveler, attire mon attention. Après trente ans de carrière, Taiyo Matsumoto revient en France une nouvelle fois et du coup, il revient aussi sur cette longue aventure de dessins dans une rencontre animée par Xavier Guibert.
Xavier Guibert se penche sur les influences de Matsumoto et cite Domu ou Rêve d’enfance, de Katsuhiro Otomo, que sa mère lui a offert.
Matsumoto complète : c’est surtout par son cousin, Inoue Santa, avec qui il parlait beaucoup de manga que les découvertes sont venues. Inoue Santa voulait devenir mangaka très tôt mais pour Matsumoto cette envie est venue beaucoup plus tard. Quand il a commencé, il a eu une proximité extrême avec son cousin, beaucoup de respect mais aussi de rivalité, ce qui a créé finalement une distance. Mais tout le temps d’échange avec Inoue Santa leur a permis de parler technique, mise en forme, de confronter leurs avis.
Une fois arrivé à l’université, Matsumoto rencontre Issei Eifuku, qui a deux ans de plus que lui et qui le fait entrer dans le club de manga de la fac.
Ce mentor l’a initié au cinéma, lui a fait découvrir de nouveaux titres de BD. Matsumoto constate que quand on veut devenir mangaka, on développe une rivalité, on critique tout. Mais Eifuku appréciait ce qu’il faisait. D’ailleurs, des années plus tard, ils travailleront ensemble sur la série Samourai Bambou.
Alors étudiant, Matsumoto ne se doutait pas qu’une exposition de ses travaux réunirait un jour autant de monde |
Puis Xavier Guibert enchaîne sur le choix de carrière. Matsumoto a-t-il été attiré par la BD alternative ?
Matsumoto est effectivement tenté par la BD non commerciale, mais un manque de confiance en lui l’empêche de franchir le pas. C’est là que va sortir Straight, son premier manga publié. Un manga sportif, genre très commercial. Matsumoto aurait-il fait un choix ? Il répond que non, ce n’était pas un choix mais plutôt un pas dans cette direction. Mais cette expérience va apporter quelque chose de clé à l’oeuvre de Matsumoto.
En effet, son éditeur va vouloir apporter différentes idées à Straight. Il a proposé entre autres la présence de deux héros opposés et complémentaires l’un de l’autre. Un thème qui va traverser l’œuvre de Matsumoto dans les années suivantes avec Amer Béton, Ping-Pong etc…
Mais Matsumoto n’avait pas de bonnes relations avec cet éditeur. Chacun avait sa part de responsabilité, nous raconte-t-il. Matsumoto n’accrochait pas non plus aux idées marketing qu’on lui proposait.
Et pour le projet suivant, Zéro, il a changé d’éditeur. Mais Matsumoto reste dans le manga sportif car on passe au monde de la boxe. Avec un personnage en fin de carrière.
Taiyo Matsumoto, à l’écoute des questions |
Xavier Guibert voudrait savoir quelles différences existaient entre ces deux manga sportifs.
Matsumoto répond que ce qu’il n’a pas réussi à mettre dans Straight, il a tenté de le mettre dans Zéro. Et c’est à cette époque qu’il découvre la BD occidentale, qui devient pour lui une utopie. Son style va adopter quelque chose de la BD occidentale. Son premier contact a été quand il a eu vingt ans et qu’on l’a envoyé en France couvrir le Paris Dakar. Là, il découvre en Français la BD franco-Belge. Il ne comprend pas le texte mais prend les dessins en pleine tête.
Il sentait le bonheur de dessiner chez ces auteurs.
Ce niveau de dessin très élevé qu’il a trouvé dans la BD franco-belge l’a fait réfléchir sur son style.
Hommage à Jean giraud dans cette planche extraite de Numéro Cinq, exposée au Musée d’Angoulême |
Xavier Guibert soulève un point intéressant. Si la BD française est d’un beau graphisme, le rythme est complètement différent de celui de la narration japonaise. Comment trouver l’équilibre entre ces deux cultures BD ?
Cette différence entre ces deux mondes, pour Matsumoto aussi, c’est bien cette notion de rythme. En Europe, il y a un travail à l’échelle de la case, éviter des cases trop irrégulières, de faire des cases en plus pour créer du rythme. Au Japon, c’est l’inverse, on se demande en combien de temps on parcourt une double page, et on réduit le texte en conséquence. Mais il y a beaucoup trop de règles, de codes, et les auteurs doivent se les approprier pour les dépasser. Matsumoto reconnaît humblement qu’il n’a jamais été bon à ça. Il devait sortir de ces codes, et cette absence de règles, il l’a trouvée ailleurs.
Les deux protagonistes de Amer Béton |
Xavier Guibert rebondit en parlant de Amer Béton, qui a suivi les manga sportifs. Il se demande si avec cette BD Matsumoto a eu l’impression de gagner cette part de liberté.
En fait, Matsumoto explique que son éditeur était fan de sport, et dès qu’il a pu changer, il a sauté sur l’occasion de faire autre chose que du manga sportif. Mais Amer Béton n’a pas eu de succès et du coup, il a dû revenir au manga sportif et c’est là qu’il a commencé Ping-pong.
Sur le plan narratif, Matsumoto a voulu intégrer des éléments de la voie royale des BD de sports mais sur le plan visuel, du coup, il est parti à l’opposé de ces habitudes !
Et il a le souvenir d’un très grand plaisir de dessin. Mais refaire une BD de sport a été très frustrant pour lui. De tous les dessinateurs qu’il admirait, aucun n’avait fait une BD sportive. Cela a été source de complexe pour lui. Heureusement, il est allé à Angoulême pour la première fois, et là, ça a été le choc esthétique.Ca lui a donné l’énergie de se relancer dans Ping-pong.
Après Ping-pong, il avait envie d’exploiter des motifs vierges, qu’il n’avait jamais testé avant.
Extrait de Ping Pong, image de l’expo Matsumoto |
Xavier Guibert rappelle que la BD suivante, Gogo Monster, s’est passé de prépublication.
Matumoto raconte que c’est suite à Angoulême qu’il a eu l’envie de s’affranchir du cadre de la prépublication. Du coup, en abandonnant la contrainte de temps, Matsumoto pensait avoir le moyen d’atteindre la perfection mais c’était une idée chimérique. Matsumoto a beaucoup aimé Gogo Monster mais il a compris aussi que le manga n’était pas si mal.
Il a alors pris conscience des qualités de la BD japonaise et de celles de la BD occidentale. Mais comment les joindre dans son travail ? Il a regardé tous ses manga dans une perspective plus large, comme une somme et non pus comme des œuvres séparées.
Planches extraites de gogo-Monster à l’exposition Matsumoto |
Xavier Guibert résume en définissant là le début d’un cycle où chaque œuvre semble une pierre sur un édifice.
Matsumoto adopte totalement cette vision. Ce qui l’a soulagé d’un grand nombre d’atermoiements. Il ressent moins de pression concernant les retours sur ces œuvres isolées.
Et c’est là qu’arrive Numéro cinq. Matsumoto a voulu rester dans la logique du plaisir en intégrant tout ce qui l’inspirait dans des récits comme Blade Runner. Mais sont arrivés les attentats du 11 septembre. Comment faire des cases où l’on s’entretue après un tel événement ?
Du coup, Matsumoto a eu besoin de changer de direction. Il a voulu garder une latitude d’action dans l’histoire au fur et à mesure de l’avancement du projet mais il s’est rendu compte qu’il n’était pas fait pour cette méthode.
planche issue de Numéro cinq à l’exposition Matsumoto |
Xavier Guibert note que dans Numéro Cinq, il y a un passage avec un traitement différent du reste de l’album, plus crayonné, plus réaliste, Etait-ce pour mieux saisir le personnage féminin ?
Matsumoto précise que son épouse, Saho Tono, dessine les personnages féminins, donc la question ne se pose pas ainsi. Sa femme a pris un rôle de plus en plus important dans son travail. Pendant Numéro Cinq, Matsumoto a eu peur de ne pas pouvoir mener à terme ce manga. Une fois Numéro cinq achevé, il ne voulait pas revivre cela et c’est pour cette raison qu’il a confié le scénario du projet suivant à quelqu’un d’autre. Et ce fut Issei Eifuku. Nous arrivons donc à Samourai Bambou.
Le trait réaliste de MAtsumoto pour une scène de numéro cinq, planche de l’exposition Matsumoto |
Xavier Guibert note qu’il y a une rupture graphique dans Samourai Bambou. En effet, Matsumoto abandonne le feutre tubulaire pour le pinceau et rejoint la tradition de la peinture japonaise… A sa manière. Est-ce pour cela qu’il a eu besoin de déléguer le scénario à quelqu’un d’autre, pour se concentrer sur cette remise en question graphique ?
Matsumoto explique qu’il a porté ses efforts vers l’exploration graphique, il voulait aller plus loin vers le naturalisme graphique. Il a découvert la limite d’une telle approche. Avec sa femme, ils voulaient trouver quel type de déformation graphique correspondait à sa personnalité.
Nouveau style graphique pour Samourai Bambou, planche de l’exposition Matsumoto |
Xaver Guibert demande comment Sunny s’intègre dans cette suite d’œuvre ?
Matsumoto et sa femme étaient très contents du style de Samourai Bambou. Ils pensaient continuer comme cela mais ils ont eu peur de s’ennuyer graphiquement. Alors quelle approche adopter pour l’œuvre suivante ? Ils ont décidé de s’orienter vers un rendu photographique mais Matsumoto ne peut pas expliquer pourquoi ce choix.
Dessin pour le rêve de mon père, de l’exposition Matsumoto |
Xavier Guibert trouve que dans Le Rêve de Mon Père, une BD plus ancienne, il y a déjà quelque chose de Sunny, avec le thème de la séparation. Il se demande quand Matsumoto a décidé de revenir sur ces sujets.
Matsumoto dévoile que c’est son histoire que raconte Sunny, il a été contraint de vivre séparé de ses parents. Ce récit, il le porte donc depuis ses débuts mais il hésitait à le faire. il avait peur d’inspirer la pitié, peur de l’impact sur son entourage, sur sa famille. Il y avait un malaise à représenter l’enfant. Mais il était arrivé à un stade où il a réalisé que c’était maintenant qu’il fallait le faire.
Dessin pour Sunny, issu de l’exposition Matsumoto |
Sunny fait référence au Soleil et Toya, le nom du héros, renvoie aussi au soleil en Japonais, Xavier Guibert demande si c’est volontaire.
Matsumoto répond que non, mais qu’à partir de maintenant, il dira que oui si on le lui demande. Une pointe d’humour autour d’un sujet vraiment personnel.
Après Sunny, le responsable éditorial de Matsumoto est parti. Matsumoto voulait néanmoins travailler avec lui, et ils ont commencé à réfléchir sur un projet de BD dont ils ne savaient pas où il serait publié. Ils ont eu envie de prendre pour modèle la vie d’un éditeur de manga. Le projet n’avançait pas. D’ailleurs, il n’a pas abouti. Mais aujourd’hui, Matsumoto y travaille à nouveau.
Xavier Guibert note qu’il y a eu une histoire courte sur ce thème que Matsumoto a publiée au Japon.
Matsumoto est étonné, il pense que ce livre est une étape mais que personne ne doit le connaître au Japon.
Vue de Paris pour les Chats du Louvre, planche de l’expo Matsumoto |
Après ce récit intimiste, arrive Les Chats du Louvre. Pour Xavier Guibert, c’est un retour à l’onirisme mais avec un dessin réaliste de la ville de Paris.
Matsumoto explique qu’après Sunny, il était lessivé. Le Louvre lui a fait cette proposition d’un récit sur le musée. Là, son épouse a pris pas mal d’initiative. Ils ont eu un autre rapport de travail sur ce projet. Ca lui allait. Après Sunny, il éprouvait quelque chose de différent. Une boucle qui se terminait. Matsumoto espère que Les chats du Louvre lui permettra de passer à un autre récit. Mais c’est encore trop tôt pour le dire.
Matsumoto réfléchit à l’un des questions du public |
C’est le bon moment pour passer aux questions du public, En voici quelques unes avec les réponses de Matsumoto bien sûr.
Une personne lui demande comment a été perçu Sunny, par les gens ayant vécu la même chose.
Matsumoto répond qu’il n’a pas eu de retour du public, Mais les gens qu’il a connu à l’époque lui ont dit qu’ils retrouvaient leur enfance, ils éprouvaient de la joie mais ils disaient aussi que ce récit était une expérience embellie, car la vérité était plus dure.
Quelqu’un d’autre lui demande, suite au fait qu’il existe deux versions pour Les Chats du Louvre, une en couleur et une en noir et blanc, si Matsumoto aurait envie de réaliser une œuvre en couleur.
Matsumoto répond que dans son couple, c’est sa femme qui fait le travail sur la couleur. ils étaient intéressés mais pour un tel projet, c’était trop lourd à porter. Ils ont travaillé avec une coloriste qu’ils aimaient beaucoup et ça a été un bonheur. D’ailleurs, il va la rencontrer pendant son séjour en France.
Xavier Guibert, Stéphane Beaujean et Taiyo Matsumoto s’en vont |
Il y a eu d’autres questions mais nous nous arrêterons là et laisserons Matsumoto repartir tranquillement, après nous avoir offert ce magnifique moment.
D’ailleurs, en parallèle de cette rencontre, il y avait une exposition qui lui était consacrée au musée d’Angoulême sur le thème de « Dessiner l’enfance ».
L’exposition Matsumoto au musée d’Angoulême, en compagnie de l’expo consacrée à Richard Corben |
La découverte de cet auteur et surtout de son œuvre a été un choc et même une grande claque pour moi. M’est venu l’envie de dévorer tous ses manga, et surtout, je l’avoue, Samourai Bambou pour ce style graphique au pinceau qui m’a beaucoup saisi et qui, à mes yeux, tranche vraiment avec le reste de son œuvre.
Je suis même reparti avec le catalogue de l’expo. Et croyez-moi, je ne le regrette pas.
catalogue de l’exposition Matsumoto – souvenir d’un moment de joie et de bonheur |
Et un petit cadeau avant de conclure cet article. en effet, Oligo, caricaturiste, illustrateur et auteur BD, présent à Angoulême cette année et aussi à la conférence, nous a offert une petite caricature de Matsumoto, en souvenir de cette rencontre. Vous pouvez retrouver ses autres travaux sur le « Blog D’Oligo« .
Matsumoto vu par Oligo |
Cette faculté à explorer et à se renouveler à chaque série reste très impressionnant chez cet auteur. Même visuellement, son travail ne suit pas la ligne claire et s’éloigne du réalisme habituel pour trouver un style différent et original (enfin, avec mes maigres connaissances de la BD Japonaise).
Non, je vous le dis, Matsumoto reste un auteur à découvrir et à (re)lire.