Cette année, le FIBD met en avant au musée d’Angoulême deux expos : Wallace Woods et Yoshiharu Tsuge
Bonjour,
Wallace Woods et Yoshiharu Tsuge, deux artistes que je ne connaissais pas ou du moins que je ne connaissais que de nom (pour Tsuge au moins, l’auteur de la nouvelle manga La Vis). Un artiste américain qui s’est illustré dans le comics de SF à ses débuts et un mangaka Japonais qui a ouvert la voie aux histoires oniriques et étranges au Japon.
On pourrait ne voir qu’opposition entre ces deux mondes et pourtant, sans s’être connu l’un l’autre, chacun à leur manière, ils ont révolutionné leur genre, sans laisser de traces importantes dans la mémoire du grand public.
Le musée propose donc ces deux expositions pour leur faire une belle place au FIBD 2020. Et il faut le reconnaître, il s’agit de deux très belles expositions richement commentées tout au long des belles planches originales présentées.
En se perdant dans l’expo « Les Mondes de Wallace Woods », vous apprendrez que Wallace Woods a vécu une carrière en dent de scie. Dessinateur de talent, il a apporté à la SF, entre autres idées novatrices, ces machines fourmillantes de détails. Décors emberlificotés de câbles, de manettes, de cadrans, de tuyaux qui ont inspiré Jack Kirby et l’ont incité à travailler avec Woods comme encreur. Mais Woods ne pouvait se contenter d’être encreur, il lui fallait plus. Et c’est ce plus qu’il a cherché toute sa vie. Malheureusement, de revers de fortune en rebondissements incroyables, il est passé du comics de genre chez EC à l’humour pétaradant du magazine indépendant Mad, avec un détour chez Marvel pour devenir l’homme de l’ombre de Daredevil, avant de repartir dans le fantastique et la fantasy pour finir dans l’érotique, voire le pornographique.
C’est bien Wallace Woods qui est à l’origine du costume rouge de Daredevil ! |
Une carrière élastique assez incroyable.
En terme d’élasticité professionnelle, il n’a rien à envier à Tsuge, comme le montrait l’exposition « Tsuge, être sans exister ». Le Japonais a démarré en dessinant des mangas dans les livres de prêt, avant d’intégrer des magazines prestigieux puis, insatisfait de son travail, il a poussé la narration dans ses retranchements, en explorant le genre onirique, les fins ouvertes, les récits de voyage, les fictions librement autobiographiques. Une créativité originale située à un autre niveau que celle de Woods. Mais là aussi, Tsuge a connu l’extrême pauvreté enchaînée avec des beaux succès.
Ambiance sombre pour l’exposition Tsuge… |
Un peu de couleur dans certains dessins de Tsuge mais un sujet sombre, tiré de ses rêves. |
Paradoxalement, Tsuge donne l’impression de ne dessiner que pour gagner de l’argent. Dès que les choses s’arrangent, il s’arrête.
A l’inverse de Woods, qui voulait gagner sa vie avec le dessin, Tsuge s’essayera à d’autres métiers, échouera et reviendra au dessin qui le fait vivre.
Mais tout deux seront insatisfaits de ce qu’on leur propose, voire même de ce qu’ils produisent.
Si Tsuge est encore vivant, il sera passé par des fuites, des fugues, des ruptures de vie et une tentative de suicide ratée. Woods fera lui aussi une tentative de suicide et se tuera d’une balle !
Un peu de couleur chez Woods aussi, de temps en temps, mais pour de petits monstres… |
Là encore, deux différences qui se rejoignent dans un malaise par rapport à la société. A mes yeux, ces dessinateurs que tout semblait opposer sont peut-être plus proches l’un de l’autre par une sorte de mal-être qu’ils ont vécu chacun de leur manière.
J’ai enchaîné les deux expositions et ces parallèles m’ont frappé. Déjà dans les années cinquante et soixante, on nous propose la vision de deux grands artistes qui rament et ne s’en sortent pas, pour aller jusqu’au suicide.
Et je n’ai pu m’empêcher de me demander le pourquoi de tout cela et aussi, quel pont pouvait exister avec les auteurs d’aujourd’hui, écrasés par la machine fiscale, administrative, politique, qui ne leur accorde que la place d’être broyés sans fin, ou jusqu’à une fin malheureuse.
Certes, les conditions n’étaient pas les mêmes, mais ces deux hommes ont vécu des périodes sombres où ils ne s’en sortaient pas financièrement. Pourquoi ? Trop indépendant, trop artiste ? Qui le saura jamais ?
Tsuge a arrêté net le manga et s’est retiré. Il ne dessine plus. Woods a arrêté net la vie, en laissant deux dernières planches très tristes, bouclant avec les deux premières planches enthousiastes de son début de carrière.
Les premières planches de Woods, l’optimisme avant la désillusion |
Et nos dessinateurs d’aujourd’hui, comment peuvent-ils s’en sortir sans avoir recours à des solutions aussi drastiques ! Quel avenir quand le métier que vous avez choisi vous offre une chance sur deux de vivre en-dessous du seuil de pauvreté ? Quelles possibilités ? Quelles réponses leur apporter ?
Le fait que ces deux expositions étaient réunies au même endroit soulève des doutes. Quelle réflexion pourrait-on en retirer en sortant du musée ? Pas de bonheur dans la BD, qu’on soit à un bout du monde ou à l’autre ?
Une impression que la crise traversée par la profession de nos jours aurait tendance à justifier.
Errance et solitude dans les planches de Tsuge |
J’ai été très marqué par ces deux expositions – vous avez dû le sentir à la lecture de cet article -. Sans doute du fait qu’elles étaient côte à côte, la sensation de noirceur en a été d’autant plus forte. Et je me pose encore maintenant la question – encore une -, pourquoi penser qu’un auteur doit accepter sa condamnation à mort par le système ? Que les choses s’agencent pour les détruire et qu’il faut considérer cela comme normal ? Oui, je sais, il ne faut pas mélanger le mal-être individuel, qui peut pousser des gens à l’extrême, et les conditions néfastes de l’exercice d’un métier, mais quand les deux se rencontrent, cela donne à coup sûr un drame.
Ces deux expos m’ont rappelé la précarité, la fragilité du métier d’auteur, et son impact sur des personnes à la sensibilité développée.
C’est une bonne chose que le public prenne conscience de cela. Et ce serait une meilleure chose que nos gouvernements successifs prennent aussi conscience de tout ça. Et ce serait encore une meilleure chose s’ils pouvaient arrêter de détruire les conditions du métier.
Le titre de l’exposition Tsuge était « être sans exister ». Il s’agissait de montrer cet effacement que Tsuge a tenté de réaliser à son égard, dans son œuvre, dans sa vie.
Les dernières planchess de Tsuge, la mise en œuvre de l’effacement |
Que l’on s’efface par choix personnel, c’est une chose. Mais que les institutions effacent les auteurs sans qu’ils aient fait ce choix, c’est autre chose.
Être auteur est peut-être un beau métier, mais exister en tant qu’auteur devient une autre paire de manches.
La situation actuelle me fait penser que l’auteur, comme Tsuge « est sans exister », et que bientôt, il ne sera plus, et l’on aura alors atteint la dernière phase de l’effacement. Mais dans notre cas, ce n’est pas le choix de l’auteur.
Est-ce vraiment ce que veulent les institutions qui encadrent ce métier ?
En tout cas, j’espère que ce n’est pas ce que veulent les lecteurs car c’est à nous maintenant, de soutenir nos auteurs avant qu’ils ne s’éteignent, enfin, avant qu’on ne les éteigne.
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